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Géricault revisité

Le Radeau Maudit

 

En 1816, 15 personnes sur 147 survécurent à treize jours de dérive sur un radeau en s’entre-dévorant. Géricault s’attacha fiévreusement à rendre l’esprit de cet horrible fait divers. Deux siècles plus tard, Lionel Guibout en donne une lecture mythique, à travers « Méduse », un livre de lithographies originales scandées d’aphorismes poétiques de Michel Tournier.

L’histoire du radeau de la Méduse fait frémir, méditer. Frégate emportant, au début de la Restauration, 400 hommes et de l’or vers la colonie du Sénégal, la Méduse, mal commandée par un vieil émigré, s’échoue sur le banc d’Arguin. Les « messieurs » emplissent les canots et abandonnent sciemment 147 hommes à un vague radeau: ni nourriture ni boussole, mais du vin et des armes. Angoisse, entassement, colère, ivresse: mutineries et bagarres éclatent, l’homme disparaît vite sous le fauve. Trois jours ne sont pas écoulés que commencent les scènes d’anthropophagie. Ceux que l’on ne bascule pas par-dessus bord, on les déchire tout crus, on les démembre pour les laisser boucaner. Les gradés de l’esquif attendent, eux, le cinquième jour. « Quand on a vraiment faim... » commente malicieusement Michel Tournier.

Cette sauvagerie « française » hanta Géricault. Qui fréquenta l’hôpital Beaujon, la morgue, les asiles d’aliénés, regarda se putréfier en son atelier des membres de suppliciés. Et donna, en 1819, après deux ans de quasi-réclusion, une toile bouleversante. Boudée par les officiels, elle fascina le public : goût du morbide, assimilation de l’oeuvre à un commentaire sur la déliques¬cence du régime, étrangeté d’une facture classique appliquée à un thème romantique, et peut-être sentiment confus de se trouver face à la nature profonde de l‘homme...

Tirer l’horrible vers le tragique

Le peintre Lionel Guibout, admirateur passionné de Géricault (l’un des premiers lithographes français), eut l’occasion de lire aux archives de Saintes le récit autographe que Savigny - le jeune chirurgien qui s’était improvisé commandant du radeau - avait immédiatement écrit dans le navire qui le ramenait en France (ce manuscrit semble, depuis, avoir disparu !). Fervent de mythologie grecque, fécond dessinateur des Géants et Monstres initiaux, sachant que Cronos toujours dévore ses enfants, l’artiste perçut entre les lignes une évocation de la condition humaine, et oublia la contingence du fait divers pour l’universalité du mythe. Ce qui avait été commande d’un cercle de bibliophiles - illustrer Savigny - devint pour lui une nécessité ontologique.

II raconte:

- On n’échappe pas à son sujet; d’autant qu’il me faut épuiser un thème pour m’en libérer. Savigny, j’ai lu son texte une seule fois. Son énergie de vivre m’a habité, les images jaillissaient en moi, j’étais ivre de l’ivresse des soldats, je comprenais leur facilité à s’abstraire d’une humanité qui les avait exclus Le cycle vital n’est-il d’ailleurs pas celui d’une constante dévoration, source de renaissance ?.... Bref j’étais obsédé, absorbé, phagocité. Il fallait donner forme à mes cauchemars. Mais qu’oser après Géricault? J’ai pris le parti inverse du sien. Il avait tout exprimé sur une seule toile, espérance, folie, épouvante, souffrance. Moi, je m’effaçai derrière Savigny, je vécus dans sa peau la descente aux enfers. Sans rien inventer, je dessinai la « drive », étape par étape, comme elle avait été vécue.

Ainsi naquit un étonnant livre d’artiste, un de ces rassurants ouvrages entièrement réalisés à la main qui signalent la vitalité de la planète Gutenberg et la pérennité du savoir-faire artisanal. Après des dizaines d’esquisses préparatoires, Guibout a des¬siné directement à l’encre grasse - sans repentir possible, et bien sûr à l’envers –sur dix-sept grandes pierres lithographiques (ensuite mouillées pour faire jouer la répulsion gras/eau) : au roseau pour les traits, au pinceau pour les lavis. Un artiste qui dessine lui-même ses pierres au lieu de les confier à un chromiste éprouve la sensualité du contact avec les matériaux, la dureté et le grain du calcaire, vit la difficulté de maintenir sa main à distance et de retenir son souffle pour éviter les taches : mais les feuilles qui sont pressées ensuite une à une après fixation avec de la gomme arabique mêlée d’acide nitrique, ces feuilles acquièrent une vibration inégalée. Chacune est originale.

Guibout avait d’abord mis le texte de Savigny vis-à-vis de ses lithos. La mise en espace ne lui convenait pas. Texte et images doublonnaient. Il pria alors Michel Tournier, grand amateur de dessin, de l’aider. L’écrivain accepta immédiatement, et composa de courts textes rythmés dont la concision universalise et poétise le drame. Com¬posés signe à signe au plomb et à la main (par un typographe ayant choisi de faire des livres faute d’avoir les moyens d’en acheter), ces haikus furent ensuite dispo¬sés par Guibout chacun dans sa planche. Ultime tirage, et le livre, après une gestation de deux années, enfin était né.

BÉATRICE COMTE

« Méduse», texte de Tournier et lithos originales de Guibout. Ouvrage exposé à Paris Jusqu’au 12 octobre 2002 à la galerie Broutta (31, rue des Bergers) et à Versailles jusqu’au 17 novembre (Orangerie de Mme Elisabeth). Editions Galleria del Leone, 109 exemplaires signés des auteurs (2000€ à 4500€).

 

 

 

Le Figaro Magazine, 05 octobre 2002.