JEAN-BAPTISTE SAVIGNY
Relation des évènemens
qui se sont passés sur le Radeau de la Méduse
"Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable."
Boileau, Art poétique, chant III
Chargé par vous de faire connaître
à la France les affreux événements qui se sont
accumulés sur nos têtes pendant notre séjour
sur le Radeau de la frégate la Méduse, ce n'est qu'en
frémissant que je vais rappeler ces cruelles circonstances.
Un voile impénétrable devrait à jamais les
dérober aux regards des hommes, elles inspireront la pitié
et l'horreur. Mes amis, ma plume sera conduite par la vérité.
Qu'elle est belle, la vérité, lorsqu'elle se présente
sous ces belles couleurs qui portent dans nos coeurs des sensations
agréables qui charment même après la lecture
d'un écrit, mais qu'elle est affreuse lorsqu'elle nous présente
des scènes sanglantes et une foule de malheureux luttant
contre tout ce qu'a pu réunir la nature pour la destruction
de l'homme!
SAVIGNY
PREMIERE JOURNEE, 5 JUILLET
"Nous les abandonnons !"
Le cinq juillet 1816, à sept heures du matin, l'embarquement
de l’équipage de la frégate la Méduse
se fit sans ordre et avec la plus grande confusion, presque d’après
ce que m'avait dit le lieutenant en pied de la frégate, il
devait y avoir soixante matelots sur le Radeau, et à peine
en mit-on dix. Plusieurs officiers et passagers qui devaient également
s'y embarquer se sauvèrent dans les embarcations, comme aussi
plusieurs militaires, désignés pour les embarcations,
se trouvèrent sur le Radeau.
Jetons un coup d’œil sur l'installation de cette machine,
à laquelle furent confiées 147 personnes. Elle était
composée des mats de hune de la frégate, vergues de
rechange, jumelles, baume, etc. Ces différentes pièces,
jointes les unes aux autres par de très forts amarrages,
étaient d'une solidité parfaite. Les mats de hune
formaient les deux pièces principales, et étaient
placés sur les côtés et les plus en dehors du
Radeau. Les autres pièces étaient comprises entre
ces deux premières et étaient loin de les égaler
en longueur. Des planches furent clouées par dessus ce premier
plan et formaient une espèce de parquet qui, s'il eut eu
plus d'élévation, nous eut été d'un
grand secours. Pour augmenter encore la solidité de la machine,
on avait placé en travers de longs morceaux de bois qui,
de chaque côtés, dépassaient au moins de quinze
pieds. Sur les parties latérales, il y avait une petite drome
pour servir de garde-fous. Son élévation n’était
pas de plus de dix huit pouces. On eut pu y ajouter des chandeliers
de bastingage qui eussent formé des gardes-corps d'une certaine
élévation, mais on ne le fit pas, parce que probablement
ceux qui la firent construire ne devaient pas s’exposer sur
la fatale machine.
Sur les extrémités des mats de hune, on avait frappé
deux vergues de perroquet dont les extrémités les
plus en dehors étaient tenues par un fort amarrage et formaient
ainsi le devant du Radeau. L'angle que formaient les deux vergues
était rempli par des morceaux de bois en travers et des planches
mal tenues. Cette partie antérieure qui avait au moins quinze
pieds de long n'offrait que très peu de solidité et
était continuellement submergée. Le dernier ne se
terminait point en pointe, comme le devant, mais une assez longue
étendue ne jouissait pas d'une solidité plus grande,
en sorte qu'il n'y avait réellement que le centre de la machine
sur lequel on put réellement compter. Et ce centre n’avait
pas plus de 40 pieds de long sur vingt cinq de large, la machine
depuis une extrémité jusqu'à l'autre en avait
au moins soixante. Cette longueur pouvait faire croire au premier
coup d'oeil qu’elle était susceptible de supporter
au moins deux cents hommes, mais nous eûmes bientôt
des preuves cruelles de sa faiblesse. Elle était sans voiles
et sans mâture.
A notre départ de la frégate, on nous jeta cependant
précipitamment le cacatois de perruche et le grand cacatois.
On le fit tellement à la hâte qu'on manqua blesser
plusieurs hommes qui déjà étaient à
leur poste. On omit d'envoyer du cordage pour installer la mâture.
Il y avait sur le Radeau une grande quantité de quarts de
farine (qui y avaient été déposés la
veille, non pour servir de vivres pendant le trajet de la frégate
à terre, mais pour alléger la Méduse,
la veille de l'évacuation), cinq barriques de vin et deux
pièces à eau. Ces derniers objets y avaient été
mis pour l'usage des hommes qui devaient gagner la terre sur le
funeste plateau. On n'embarqua pas une seule galette de biscuit.
A peine cinquante hommes furent-ils sur le Radeau qu'il s'enfonça
au moins de deux pieds sous l'eau. Pour faciliter l'embarquement
des autres militaires, on fut obligé de jeter à la
mer tous les quarts de farine, le vin et l'eau furent seuls conservés,
et l'on continua à faire embarquer du monde. Enfin nous nous
trouvâmes 147.
Le Radeau s'était enfoncé au moins de trois pieds,
et il était impossible, tant nous étions serrés,
de faire un seul pas. Sur l'avant et sur l’arrière,
on avait de l'eau jusqu'à la ceinture. Au moment où
nous débordions de la frégate, on nous jeta du bord
à peu près vingt cinq livres de biscuit dans un sac
qui tomba à la mer. On l'en retira avec peine, il ne formait
plus qu'une pâte. Nous le conservâmes cependant dans
cet état. Nous fixâmes de suite aux pièces du
Radeau le vin et l'eau, que nous voulions conserver avec un soin
extrême.
J'ai décrit fidèlement qu'elle était notre
installation lorsque nous primes le large.
Les embarcations de la frégate se préparaient et leur
monde était à poste, elles devaient toutes nous remorquer
et les officiers qui les commandaient avaient juré de ne
pas nous abandonner, ils devaient se tenir avec des pistolets au
lieu où devaient être fixées les remorques,
et brûler la cervelle à celui qui serait assez lâche
pour larguer l'amarrage.
Examinons comment on nous remorqua et comment on partagea nos dangers.
Je suis loin d'accuser ces messieurs d'avoir dans cette circonstance
manqué aux lois que leur dictait l'honneur. Mais un enchaînement
de circonstances les força de renoncer au plan généreux
qu'ils avaient formé de nous sauver ou de mourir avec nous.
Ces circonstances méritent d’être scrupuleusement
examinées. La matière est délicate, mais une
plume guidée par la vérité ne doit pas craindre
de tracer des caractères que lui inspire cette même
vérité.
Le canot où était Monsieur le Gouverneur vint nous
jeter la première remorque, c’était un faible
cordage. Nous larguames les amarres qui nous retenaient à
la frégate et nous primes le large avec cette seule embarcation.
Lorsque nous fumes à une certaine distance, le canot major
vint se mettre en tête du premier et lui donna sa remorque,
le canot du Sénégal vint après et fit la même
manœuvre, enfin le canot du commandant se mit en tête
en donnant également sa remorque au canot de l’arrière.
Les cris de « Vive le Roi » furent mille fois répétés
par les gens du Radeau et un petit pavillon blanc fut installé
à l’extrémité d'un canon de fusil. La
plus petite des embarcations ne nous donna point de remorque, elle
allait en tête de la ligne, probablement pour sonder. Il restait
encore une chaloupe de frégate qui n'avait pu nous joindre.
Elle arriva enfin, chargée de monde.
J'ai oublié de dire que celui qui fut destiné pour
commander le Radeau était un aspirant de première
classe nommé Coudin qui, quelques jours avant notre départ
de la rade de l'Ile d'Aix, s’était fait à la
partie antérieure de la jambe gauche, une très grave
contusion, qui ne tendait nullement à sa guérison
lorsque nous échouâmes, et qui le mettait dans l'impossibilité
de se mouvoir. On ne lui donna à bord de la frégate
ni carte, ni grappin, ni boussole, il fut obligé de se faire
fixer sur un tonneau. L'eau de mer irrita tellement les douleurs
de son membre qu'il manqua se trouver mal. On fit part de son état
au canot le plus voisin, qui était monté par lieutenant
en pied de la frégate, il répondit qu’une embarcation
allait venir prés du Radeau pour prendre cet officier. Je
ne sais si l'ordre fut donné, mais il est certain que monsieur
Coudin fut obligé de rester à son poste.
Revenons à la chaloupe : elle était montée
par un lieutenant de vaisseau. Ce fut la derrière embarcation
qui déborda de la frégate, où elle était
retournée pour prendre une grande quantité de militaires
et marins qui avaient été abandonnés par les
autres embarcations. Lorsqu’elle déborda de la frégate,
nous étions à plus d'une lieue au large. Cette embarcation
avait à son bord quatre-vingt huit hommes, elle eut pu les
porter, mais elle était en fort mauvais état et faisait
une très grande quantité d'eau. L'officier qui la
commandait, craignant de ne pouvoir tenir la mer dans une embarcation
délabrée, démunie d'avirons et fort mal voilée,
et d'ailleurs trop chargée de monde, vint longer le canot
qui nous donnait la première remorque, en priant l'officier
qui y commandait de le soulager en lui prenant quelques hommes.
On refusa. Cette chaloupe devait nous donner du cordage pour installer
notre mature, ce qui un instant avant nous avait été
annoncé par le lieutenant en pied de la frégate. J'ignore
qu'elles furent les raisons qui l’empêchèrent
de nous faire passer des manœuvres, mais elle passa outre,
elle courut sur la seconde embarcation qui également ne voulait
recevoir personne.
L'officier qui commandait la chaloupe, voyant qu'on se refusait
à lui prendre du monde et tombant toujours sous le vent,
aborda le troisième canot, commandé par un enseigne
de vaisseau (celui-ci montant une embarcation faible et qui, la
veille, avait eu un bordage enfoncé par une des pièces
transversales du Radeau, accident au quel on avait remédié
en appliquant sur l'ouverture une large plaque de plomb). Elle était
d'ailleurs très chargée, et pour éviter l'abordage
de la chaloupe, qui aurait pu lui être très funeste,
elle fut obligée de larguer la remorque qui la tenait au
canot major et divisa ainsi en deux la ligne que formaient les embarcations
en s’en séparant, avec le canot du commandant qui était
en tête. Lorsque ces deux embarcations se furent dégagées,
elles tinrent le vent pendant un moment et revirèrent ensuite
de bord pour reprendre la touline. Le grand canot et le canot major
étaient encore à leur poste, mais avant que ces deux
embarcations eussent pu rejoindre le canot du gouverneur et le canot
major, ce dernier venait d'abandonner sa remorque.
Ce second abandon nous en présageait un plus cruel. Le seul
canot qui restait au devant de nous à son poste était
celui que commandait le lieutenant en pied de la frégate.
Monsieur le Gouverneur et sa famille s'y
trouvaient. Si, seul, il nous eut remorqué longtemps, sa
perte était inévitable, cette perte eut sans doute
été la plus grande, puisqu'elle eut entraîné
celle du premier chef de l'expédition et probablement des
papiers les plus essentiels pour la reddition de la Colonie. Et
d'ailleurs, abandonné des autres canots, il ne pouvait pas
prétendre nous remorquer jusqu'à terre, puisque le
Radeau traîné par les embarcations les entraînait
presque en drive. Il est vrai que nous étions alors au moment
de fuyant et que, dans ces moments, les courants portent au large.
Je ne prétends cependant pas dire que les remorques des embarcations
nous devenaient inutiles et que leur opiniâtreté à
nous mener à terre eut entraîné leur perte,
puisque le soir à la nuit, le Radeau poussé par les
courants se trouva en terre de la frégate, drossé
par les courants de flot qui, dans ces parages, sont très
violents et portent à terre.
Si tous les efforts réunis des embarcations eussent continuellement
agi sur nous, favorisés comme nous l'étions par les
vents du large, nous eussions gagné la terre en moins de
trois jours. Car la frégate n'était pas échouée
à plus de douze ou quinze lieues de terre. Telles étaient
les estimes des officiers, qui se trouvèrent très
justes, puisque le même soir du départ, la chaloupe
eut connaissance de terre avant le coucher du soleil. Enfin Monsieur
le lieutenant en pied de la frégate, voyant que ses efforts
devenaient inutiles, après nous avoir remorqué seul
un instant, fit également larguer l'amarrage qui le tenait
au Radeau.
Plusieurs personnes m'ont dit que, lorsque cette dernière
remorque fut larguée, les autres embarcations venaient pour
reprendre leur poste et que le cri barbare de « Nous les abandonnons
!» fut entendu par beaucoup de monde. Je ne sais si ces faits
sont certains, je les tiens de plusieurs personnes qui étaient
dans les canots. Je me plais à croire que l'humanité
et l'honneur inspiraient d'autres sentiments à ceux qui devaient
nous conduire jusqu'à terre. Un malentendu seul fut cause
de cet abandon, qui se fit à deux lieues de la frégate
et sous le vent.
Nous reposant tous sur la parole du commandant et des officiers,
nous ne crûmes réellement pas, dans le premier moment,
que nous étions si cruellement abandonnés. Nous nous
imaginâmes que le canot du lieutenant avait largué
sa remorque pour courir sur les autres embarcations et les faire
rallier, ou qu'on venait d’apercevoir un navire au large et
qu'on allait dessus pour demander du secours. La chaloupe resta
de l’arrière, avec sa misaine à mi mât.
Sa manoeuvre nous fit présumer qu'elle allait venir reprendre
la première remorque. Elle resta ainsi un gros moment, les
autres embarcations étaient déjà assez éloignées.
Enfin elle amena tout à fait sa misaine, resta encore quelques
instants, mâta son grand mât, hissa ses voiles et suivit
le reste de la division. Avant de faire cette manoeuvre, l'officier
qui la montait s’écria qu’il fallait nous donner
du secours ou périr avec nous. Ces généreux
sentiments n’animaient pas tous ceux qui montaient cette embarcation.
Comme ces derniers étaient plus nombreux, on fut obligé
de ne pas effectuer ce plan généreux.
Nous n’eûmes plus alors de doute qu’on nous abandonnait.
Nous n’en fumes cependant réellement convaincus que
lorsque les embarcations furent presque à perte de vue. La
consternation fut extrême. Tout ce qu'ont de terrible la soif
et la faim se retraça à nos imaginations, et nous
avions encore à lutter contre un perfide élément
qui déjà recouvrait la moitié de nos corps.
De la consternation la plus profonde, tous les marins et soldats
se livrèrent au désespoir, tous voyaient leur perte
infaillible et annonçaient par leurs plaintes les sombres
pensées qui les agitaient. Nos discours furent d'abord inutiles
pour calmer leurs craintes, que nous partagions cependant, mais
qu'une plus grande force de caractère nous faisait dissimuler.
Enfin, une contenance ferme, des propos consolants, parvinrent peu
à peu à les calmer, mais ne purent entièrement
dissiper la profonde terreur dont ils étaient frappés.
Nous étions tous partis du bord sans avoir pris aucune nourriture,
la faim commença à se faire sentir impétueusement.
Je mêlais notre pâte de biscuit avec un peu de vin et
le distribuai, ainsi préparé. Tel fut notre premier
repas, et le meilleur que nous fîmes pendant tout notre séjour
sur le Radeau. Je proposai de nous rationner et je fis prendre un
numéro à chaque homme pour faciliter les distributions
dont je me chargeai moi même pendant les premiers jours de
notre abandon. La quantité de vin fut fixée à
trois quarts par jour. Je ne parlerai plus du biscuit, la première
distribution l'acheva entièrement.
La journée se passa assez tranquillement. Monsieur Coudin
ne pouvant se mouvoir, je fus obligé de faire installer la
mature du Radeau. Je fis couper en deux un des mats de baume de
la frégate et je fis installer dessus le cacatois de perruche.
Le petit mat fut maintenu avec le cordage qui nous avait servi de
remorque et dont nous fîmes des étais et des hauts-bancs.
Il était fixé sur le tiers antérieur du Radeau.
La voile orientait très bien, mais son effet nous était
de très peu d'utilité, elle nous servait seule¬ment
lorsque le vent venait de l’arrière. Encore le Radeau
ne pouvait-il prendre cette allure, sa marche était toujours
en travers. Je crois qu'on peut attribuer cette position, qu'il
a continuellement conservé, aux longs morceaux de bois qui
dépassaient de chaque côté, comme je l'ai déjà
exposé.
Le soir de notre abandon, nos coeurs et nos yeux se portèrent
spontanément vers le séjour de l'éternel. Nous
fîmes voeu de nous humilier dans son temple et de faire fumer
l'encens sur ses augustes autels, si jamais nous avions le bonheur
de gagner la terre. Le calme revint dans nos coeurs lorsque nous
eûmes ainsi invoqué le maître de l'univers, de
douces consolations bercèrent nos sens vivement agités
et nous crûmes fortement à la possibilité de
notre salut. Il faut avoir éprouvé des situations
cruelles pour pouvoir s’imaginer quels charmes, au sein même
du malheur, peuvent nous offrir et la véritable foi et l'idée
sublime de la clémence d'un dieu.
Une autre idée consolante se présentait encore à
nous : nous présumâmes que la division avait fait route
pour la petite Ile d'Arguin et qu'après y avoir déposé
une partie de son monde, elle reviendrait à notre recherche.
Cette pense que les officiers et moi nous efforçâmes
de faire goûter à tous les soldats et matelots retint
leurs clameurs.
La nuit arriva enfin, le vent fraîchit beaucoup, la mer grossit
considérablement, qu'elle nuit affreuse ! Des nuages épais
couvraient l'horizon, la mer grossissait toujours et le vent soufflait
de plus en plus. L'idée seule de revoir, le lendemain, les
embarcations, consola un peu nos hommes qui, n'ayant pas le pied
marin, à chaque coup de mer tombaient les uns sur les autres.
Je passai toute la soirée à placer des bouts de corde
d'une extrémité à l'autre du Radeau, ils les
saisirent et ayant ainsi un point d'appui, ils purent mieux résister
à l'effort de la lame.
Au milieu de la nuit, le tems était très mauvais.
Des lames extrêmement élevées déferlaient
sur nous et nous renversaient quelquefois très cruellement.
Les cris des hommes se mêlaient au bruit des vagues et du
vent, une mer terrible nous soulevait à chaque instant de
dessus le plateau et menaçait de nous entraîner. Cette
scène était encore rendue plus terrible par l'horreur
qu'inspirait une nuit profonde. Nous crûmes pendant quelques
instants découvrir des feux au large. Nous avions eu la précaution
de pendre au haut de notre mat de la poudre et des pistolets dont
nous nous étions munis à bord de la frégate.
Nous fîmes des signaux en brûlant une grande quantité
d'amorces, on tira même quelques coups de pistolet, mais il
parait que la vue de ces feux ne fut qu'une erreur de vision, ou
peut-être étaient-ils simulés par les brisants
des vagues.
DEUXIÈME JOURNÉE, 6 JUILLET
Le découragement et la discorde
Enfin, après dix heures des souffrances les plus cruelles,
le jour arriva. Quel spectacle s'offrit à nos regards ! Dix
ou douze malheureux ayant les extrémités inférieures
engagées dans les séparations que laissaient entre
-elles les pièces du Radeau, n’avaient pu se dégager
et avaient perdu la vie, plusieurs autres avaient été
enlevés du Radeau par la violence de la mer.
À l'heure du repas, je fis prendre aux hommes de nouveaux numéros
pour ne pas laisser de vide dans la scène. Nous étions
vingt de moins. Je n’assurerai pas que cette quantité
était très exacte, car je me suis aperçu que
plusieurs hommes, pour avoir plus de leur ration, prenaient deux
et même trois numéros. Nous étions tant de personnes
qu'il était impossible de réprimer ces abus. Mais
ce qu'il y a de certain, c'est que, lorsque je fis la distribution,
je donnai cent vingt sept rations. Nous déplorâmes
la perte de nos malheureux compagnons, nous ne présumions
pas dans ce moment la scène terrible qui devait avoir lieu
la nuit avantie. Loin de là, nous jouissions d'une certaine
satisfaction, tant nous étions persuadés que les embarcations
allaient venir à notre secours. Le jour fut beau et la tranquillité
la plus parfaite régna toute la journée sur le Radeau.
Le soir, les embarcations ne parurent pas, le découragement
commença à s'emparer de tous nos hommes, des cris
séditieux commencèrent à éclater. La
nuit survint sur ces entrefaites. Le ciel se couvrit de nuages épais,
le vent qui, toute la journée, avait soufflé avec
assez de force, se déchaîna et souleva la mer qui,
dans un instant, fut extrêmement grosse. La nuit d'avant avait
été affreuse, celle-ci fut horrible. Des montagnes
d'eau nous couvraient à chaque instant et venaient se briser
avec fureur au milieu de nous. Fort heureusement, nous étions
vent arrière et la fureur de la lame était diminuée
par la vélocité que nous imprimait la force du vent.
Sans cela, cette terrible nuit eut pour nous été la
dernière.
Les hommes, par la violence de la mer, étaient continuellement
renversés et passaient rapidement de l'avant à arrière
du Radeau. Tous furent obligés de se tenir au centre de la
machine qui, comme je l'ai dit, en était la partie la plus
solide. Il était absolument impossible de se tenir ou sur
l'avant ou sur arrière, ceux qui ne purent gagner le centre
prirent presque tous les lames déferlaient jusque par dessus
leur tête et quelque¬fois les entraînaient malgré
toute leur résistance. Au centre, le rapproche ment des hommes
était tel que quelques uns furent tués par des masses
de leurs camarades qui tombaient sur eux à chaque instant.
Les officiers et moi nous tenions également au centre, cependant
un peu moins gênés. Notre approche était défendue
par deux tonneaux placés de chaque côté de nous.
Les soldats et matelots, effrayés par la violence du vent
et l'agitation des flots, se crurent tous perdus. Croyant fermement
qu'ils allaient être engloutis, us résolurent d'adoucir
leurs derniers moments enivrant jusqu'à perdre la raison.
Nous eûmes la faiblesse de ne pas les empêcher de prendre
du vin à discrétion. Ils se précipitèrent
sur un tonneau qui était au centre du Radeau, firent un large
trou à l'une des extrémités et, avec des petits
gobelets de fer blanc dont ils s'étaient munis à bord
de la frégate, ils en prirent chacun une assez grande quantité.
Ils furent obligés de cesser parce que la mer embarqua par
le trou qu'ils avaient fait et se mêla ainsi au vin. Leurs
estomacs vides d'aliments furent vivement excités par cette
boisson, les fumées du vin ne tardèrent pas à
porter le désordre dans des cerveaux déjà affaiblis
par la présence du danger.
Ainsi excités, ces hommes devenus tout à fait sourds
à la voix de la raison voulurent entraîner dans leur
perte le reste de leurs compagnons. Ils annoncèrent hautement
qu'ils voulaient primitivement se défaire des chefs qui sans
doute, disaient-ils, voulaient mettre obstacle à leur dessein,
et couper ensuite les amarrages qui tenaient les pièces du
Radeau. Ce plan sans doute était bien le plus certain pour
nous faire tous descendre chez les morts. Un instant après,
ils voulurent le mettre à exécution. L'un d'eux s'avança
sur les bords du Radeau avec une hache d'abordage et commença
à frapper sur les Links. Ce fut le signal de la révolte.
Nous nous avançâmes sur le devant pour retenir ces
insensés. Celui qui était armé de la hache,
dont il nous menaça même, fut la première victime:
un coup de sabre termina son existence. Quelques hommes jaloux de
conserver leur existence se réunirent à nous et s’armèrent.
De ce nombre furent beaucoup de sous-officiers et quelques passagers.
Les révoltés tirèrent leurs sabres et ceux
qui en manquaient s’armèrent de couteaux, ils s’avancèrent
sur nous en déterminés. Nous nous mimes en défense
et l'affaire allait commencer.
La discorde sema sur nos têtes les feux de son fatal brandon,
la mort jeta sur notre frêle esquif ses farouches regards
et choisissait déjà avidement ses malheureuses victimes,
la cruelle Tisiphone excitait au combat ceux qu'avait jusque là
caractérisé une apparente tranquillité, enfin
le démon des combats entonna sa terrible buccine.
Les révoltés donnèrent eux-mêmes le
signal du combat, un d'eux leva le fer sur un officier et fut à
l'instant percé de coups et renversé sur le lieu où
il venait de donner le premier signal de la plus affreuse catastrophe.
Notre fermeté leur en imposa un instant, mais ne diminua
rien de leur rage, ils cessèrent de se serrer les uns contre
les autres et de nous menacer en nous présentant un front
hérissé de sabres. Ils se dispersèrent sur
le derrière du Radeau pour exécuter leur plan. L'un
d'eux feignit de se reposer sur les dromes qui formaient les côtés
du Radeau, et, avec un couteau, il coupait ses amarrages. Nous en
fumes avertis par un domestique. Un de nous se précipita
sur lui, un soldat qui était prés de son camarade
voulut donner un coup de couteau à cet officier et n'atteignit
que son habit. Cet officier se retourna vivement et terrassa ce
militaire qui avait osé le menacer. Celui qui était
sur la drome fut également terrassé et renverse à
la mer.
Il n'y eut plus alors d'affaires partielles, le combat devint général,
quelques-uns crièrent d’amener la voile, une foule
de révoltés se précipita à l'instant
sur la drisse et les hauts-bancs et les coupèrent. La chute
du mat faillit casser la cuisse au capitaine Dupon, qui tomba sans
connaissance. Il fut saisi par les soldats, qui le jetèrent
à la mer, nous nous en aperçûmes et le sauvâmes,
nous le déposâmes sur une barrique, d'où il
fut arraché par les séditieux, qui voulurent lui arracher
les yeux avec un canif. Excités par tant de cruauté,
nous ne gardâmes plus de ménagements et nous les chargeâmes
avec furie.
Notre union fit notre force. Le sabre à la main, nous traversâmes
les lignes que formaient les militaires, et plusieurs payèrent
de leur vie un instant d'égarement. Nous fumes parfaitement
secondés par les passagers qui, dans ces cruels moments,
déployèrent beaucoup de sang-froid et de courage.
Après ce second choc, la furie des militaires s’apaisa
tout à coup et fit place à la plus basse lâcheté,
plusieurs se jetèrent à nos genoux et nous demandèrent
un pardon qui leur fut à l'instant accordé. Nous crûmes
que l'ordre était rétabli et nous revinmes à
notre poste au centre du Radeau. Il était à peu prés
minuit, nous conservâmes nos armes.
Après une heure d’une apparente tranquillité,
les soldats se soulevèrent encore. Ce n'était plus
ces hommes qui, quelques heures avant, paraissaient vouloir tout
braver, ce n’était plus que des êtres sans raisonnement,
entièrement démoralisés. Ils couraient sur
nous, le couteau ou le sabre à la main, et nous demandaient
à grands cris du pain et leurs hamacs pour descendre, disaient-ils,
dans l'entrepont de la frégate prendre quelques moments de
repos. Ils avaient entièrement perdu la raison, mais comme
ils jouissaient encore de presque toutes leurs forces physiques
aussi bien que nous, et que d'ailleurs ils étaient armés,
il fallut de nouveau se mettre en défense. Leur révolte
devenait d'autant plus dangereuse qu'il était absolument
impossible de leur faire entendre la voix de la raison. Nous chargeâmes
de nouveau, et nous couvrîmes de leurs corps expirants le
parquet du fatal Radeau. Ces malheureux se précipitaient
sur nous en désespérés pour nous frapper de
leurs armes. Ceux qui n'en avaient pas cherchaient à nous
déchirer avec leurs dents, plusieurs de nous furent cruellement
mordus. Je le fus moi même aux jambes et à l'épaule.
Nuit terrible! tu couvris de tes sombres voiles ces horribles exécutions,
nos coeurs frémissaient lorsque nos bras portaient la mort
dans le sein de nos malheureux compatriotes! Plusieurs d'entre-nous
furent légèrement blessés. Je le fus assez
gravement à la main droite, d'un coup de pointe de sabre
qui m'a presque enlevé l'usage des doigts annulaire et auriculaire
de cette main. De nombreux coups de couteau et de sabre avaient
traversé nos habits. Je ne sais comment une poignée
d'individus a pu résister à un nombre aussi considérable
de révoltés. Nous n'étions certainement pas
plus de douze ou quinze pour résister à tous ces furieux.
Si dans leur révolte il y eut eu plus d'ensemble, nous eussions
été exterminés dans un instant, mais conduits
par leur seule fureur, ils ne purent tenir contre l'ensemble que
nous mimes dans notre plan de défense. Si je n’étais
convenu avec mes compagnons de taire les différents faits
qui ont pu faire distinguer quelques-uns de nous, je me plairais
à publier le courage qu'ont déployé plusieurs
de ceux qui ont puissamment contribué à ramener l'ordre
sur le Radeau.
Après ces différents combats, vainqueurs et vaincus,
accablés de lassi¬tude et de sommeil, suspendirent leur
acharnement jusqu'au jour qui vint enfin éclairer cette scène
d'horreur. Une grande quantité d'individus qui dans cette
terrible nuit, avaient entièrement perdu la raison, s’étaient
précipités à la mer pour éviter toutes
les privations que leurs indiscrets camarades leur avaient fait
entrevoir.
TROISIEME JOURNEE, 7 JUILLET
"La faim au regard farouche"
Le lever du jour fut terrible pour nous. Quel spectacle s'offrait
à nos regards ! La veille, nous étions serrés
les uns contre les autres, et nous vîmes avec effroi que de
nombreux vides attestaient que la cruelle fille de la nuit avait
dévoré une énorme quantité de victimes.
Nos coeurs saignèrent et ceux qui avaient porté les
coups terribles versèrent des larmes et déplorèrent
le sort de ceux qu'ils venaient d'immoler. L'abattement le plus
profond se répandit sur tous les visages. Malheureuses victimes,
si du fond du tombeau vous voyez nos regrets, ne demandez pas vengeance
au dieu de l’univers ! Que vos mânes irrités
nous pardonnent notre cruauté, bientôt vous verrez
ceux qui vous ont immolées envier votre sort, la Faim au
regard farouche plane delà sur leurs têtes, et dans
peu d'heures, ils vont éprouver tout ce qu’elle a de
cruel.
A l'heure de la distribution, je fis l’énumération
de ceux qui restaient et nous trouvâmes que soixante ou soixante
cinq hommes avaient péri dans ces funestes affaires. Nous
estimâmes un quart noyé de désespoir, deux de
ceux qui s’étaient rangés de notre côté
furent du nombre des morts, pas un seul officier ne perdit la vie.
Ces malheureux révoltés, pendant le tumulte, avaient
jeté à la mer deux barriques de vin et les deux seules
pièces à eau qu'il y avait sur le Radeau. Une barrique
de vin avait été consommée, il ne nous en restait
que deux seulement et nous étions encore soixante sept hommes.
Il fallut se mettre à la demie ration. Au moment de la distribution,
ces malheureux murmurèrent et nous accusèrent des
privations que cependant nous supportions comme eux. Ils tombaient
de lassitude, depuis quarante huit heures ils n’avalent rien
pris et avaient été obligés de lutter continuellement
contre une mer orageuse. Comme eux, nous nous soutenions à
peine, le courage seul nous faisait encore agir. Il fallait un moyen
extrême pour soutenir nos forces.
Je frémis d'horreur au moment de tracer quel fut celui que
nous mimes en usage, ma plume malgré moi s’échappe
de mes mains, un froid que je ne puis exprimer parcourt tous mes
membres, mon coeur suspend ses oscillations et mes cheveux se hérissent.
Vous frémirez, lecteurs, mais je vous en supplie, n'ayez
pas pour des hommes déjà trop infortunés un
sentiment d'indignation, mais plaignez-les et versez quelques larmes
de pitié sur leur malheureux sort. Grand dieu, après
nous être ainsi souillés, oserons-nous encore élever
vers toi nos sanglantes mains ? Ta clémence est infinie,
ton coeur paternel veut notre repentir et notre pardon est déjà
assuré !
On cite des faits particuliers d’antropophagie, les annales
de la marine ont quelquefois cité des hommes qui, abandonnés
sur l'immensité des mers ou sur des plages désertes,
s'étaient vus forcés par la faim de dévorer
leurs semblables. Ces faits sont le plus souvent traités
de contes, et peu de personnes y ajoutent foi Il appartenait au
mois de juillet 1816 de donner au monde un exemple d'un fait de
cette nature. Je dévoile donc les cruelles extrémités
aux qu'elles nous avons été réduits, et j'apprends
à la France entière que nos dents ont dévoré
les chairs de nos malheureux compatriotes.
Les infortunés que la mort a épargnés se précipitèrent
avidement sur les cadavres qui étaient sur le Radeau, les
divisèrent par tranches, et quelques-uns d'eux les dévorèrent
à l'instant même. Beaucoup n'y touchèrent pas,
et tous les officiers et moi fumes de ce nombre. Voyant que cette
nourriture avait relevé les forces de ceux qui l'avaient
employée, je proposai de les faire sécher pour les
rendre un peu plus supportables au goût. Quel spectacle affreux
que ces chairs suspendues ! Mais ces horribles repas devaient encore
conserver au roi quelques fidèles sujets, ceux qui s'en abstinrent
prirent une plus grande quantité de vin.
Le jour fut beau, le vent presque calme, un rayon d'espérance
vint un moment calmer notre agitation, nous nous attendions toujours
à voir les embarcations ou d'autres navires. Nous adressâmes
nos voeux à l’Eternel et mimes en lui notre confiance.
La moitié de l'équipage était extrêmement
faible et ces malheureux portaient sur tous leurs traits l'empreinte
d’une destruction prochaine.
Le jour se passa sans qu'on vint à notre secours, l'horreur
de la nuit vint augmenter les inquiétudes, mais les vents
étaient légers et la mer fort belle. Nous primes quelques
instants de repos, repos plus terrible que l'état de veille,
des rêves cruels nous assaillaient et augmentaient l'horreur
de notre situation. Dévorés par la faim et la soif,
des cris plaintifs arrachaient quelquefois au sommeil l'infortuné
qui reposait prés de nous.
L'eau nous venait alors jusqu’à un peu au dessous du
genou, et par conséquent nous ne pouvions reposer que debout,
serrés les uns contre les autres pour former une masse immobile.
QUATRIÈME JOURNÉE, 8 JUILLET
"Ce faible rayon d'espérance..."
Enfin le quatrième soleil après notre départ
vint nous frapper de ses rayons et nous montra a peu prés
dix ou douze de nos compagnons étendus sans vie. Cette vue
nous frappa d'autant plus vivement qu'elle nous annonçait
que dans peu, nos corps privés d’existence seraient
étendus dans le même lieu. Nous les jetâmes à
la mer, on en réserva un seul pour servir à la nutrition
de ceux qui, la veille, avaient serré leurs tremblantes mains
en leur jurant une amitié éternelle.
Cette journée fut belle, les vents venaient du large. Nouveau
rayon d'espérance, divine espérance, tu portas encore
quelques consolations dans les coeurs qui sans toi se seraient livrés
au désespoir le plus affreux. Des idées heureuses
berçaient encore nos imaginations, et dans notre délire
nous croyions commander aux vents et aux flots de conduire sur nous
un navire qui nous eut rendu à la vie. Qu'il fut terrible,
le moment où ce faible rayon d'espérance se perdit
dans les ombres de la nuit!
Le soir, vers les quatre heures, un événement heureux
avait apporté au milieu de nous quelques consolations : un
banc de poissons volants s'engagea sous le Radeau, et comme les
deux extrémités de la machine laissaient entre les
pièces qui les composaient une infinité de lacunes,
les poissons passèrent par là en grande quantité.
Nous nous précipitâmes sur eux et fîmes une capture
considérable, nos mains en saisirent prés de trois
cents. Grand Dieu, nos regards se tournèrent vers ton éternel
séjour, et nos coeurs t’adressèrent des reconnaissances
bien sincères.
De la poudre à canon avait été séchée
pendant la journée, qui fut fort belle ; malheureuse¬ment
il n'y en avait qu'une once. Quelques morceaux d'amadou, un briquet
et des pierres à fusil furent également trouvés
dans le même paquet. Nous essayâmes à allumer
du feu et nous n'y reussîmes qu'après des peines infinies.
Enfin nous parvinmes à embraser des morceaux de linge sec
et nous disposâmes un tonneau pour faire du feu dans l'intérieur.
On plaça plusieurs effets mouillés dans le fond, et
sur cet échafaudage nous établîmes notre foyer.
On fit cuire des viandes et du poisson, on mangea de l'un et de
l'autre avec une extrême avidité.
Ce jour fut le premier où les officiers et moi osâmes
porter à notre bouche ces chairs que jusque là nous
avions regardées avec effroi. La cuisson les avait rendues
supportables. A datter de ce jour, nous en mangeâmes continuellement,
mais malheureusement nous ne pûmes plus avoir recours au feu,
tous les moyens d'en allumer nous furent enlevés pour toujours.
Ce repas donna à tout le monde quelques forces pour soutenir
de nouvelles fatigues.
La nuit fut magnifique, mais signalée encore par un massacre.
Des Espagnols, ItaLinks et Nègres, qui dans la première
révolte avaient resté neutres, et même plusieurs
d’entre eux nous avaient donné la main à maintenir
les rebelles, formèrent le complot de nous jeter tous à
la mer. Cette idée leur fut suggérée par les
Nègres, dont plusieurs avaient navigué sur la côte
d'Affrique, dont ils s'estimaient très près. Ils disaient
qu'ils connaissaient la langue des Maures, et qu'une fois rendus
à terre, leur salut était certain. L'idée de
regagner la terre, et plus encore la soif de s'emparer de notre
argent et de nos bijoux que nous avions tous déposés
dans un sac commun fixé sur le mat, engagèrent ces
malheureux à la révolte. Un de nous en fut instruit
par un des conspirateurs qui, ayant fait furtivement un trou à
la barrique, s’était enivré au moyen d'un chalumeau.
Il fallut prendre les armes et se mettre en déffense, mais
comment reconnaître les coupables ? Ils nous furent tous désignes
par plusieurs matelots qui, restes fidèles, se tenaient continuellement
prés de nous. Le premier signal du combat fut donné
par un Espagnol placé derrière le mat. Il l'embrassait
étroitement, faisait une croix dessus, invoquait Dieu d'une
main, et de l'autre tenait un long couteau. Les matelots le saisirent
nous avions armé ces derniers et ils le jetèrent à
la mer. Les autres séditieux accoururent pour venger leur
camarade. Cette fois-ci, tous étaient en pleine raison, et
l’affaire n'en fut que plus terrible. Après une lutte
opiniâtre et après nous être encore rougis d'un
sang que nous versions avec le plus grand regret, tout rentra dans
l'ordre.
SIXIÈME JOURNÉE, 10 JUILLET
"La chance était resserrée dans des bornes trop
étroites..."
Le jour vint pour la sixième fois éclairer notre navire
où, dans si peu de temps, accumulés des événements
si affreux. A l’heure du premier repas, je fis la récapitulation
nous n’étions que trente, nous avions perdu cinq de
nos fidèles marins. Lorsque nous vîmes que trente que
nous restions étaient les restes de 147 personnes, qu'elles
idées ne vinrent pas nous assaillir ! La mort était
peinte sur tous les visages, tous ceux qui restaient étaient
plongés dans l’abattement le plus profond. L'eau de
la mer avait soulevé tout l’épiderme de nos
extrémités inférieures, qui en outre étaient
couvertes de contusions énormes et de blessures qui nous
occasionnaient les souffrances les plus atroces. Nos plaies sans
cesse frottées par l'eau de la mer nous arrachaient à
chaque instant des cris plaintifs. Nos forces étaient presque
entièrement anéanties, à peine quelques uns
de nous en trouvaient-ils pour se tenir debout, nous n’étions
pas plus de vingt susceptibles de pouvoir marcher.
Notre Radeau considérablement soulagé était
venu à fleur d'eau. Nous élevâmes au centre
un parquet assez étendu qui eut pour base les morceaux de
bois qui dépassaient les côtés du navire. Nous
plaçâmes dessus les effets des malheureux qui avaient
péri, et nous nous couchâmes pour la première
fois depuis notre départ de la frégate.
Une circonstance qui aggrava singulièrement notre situation
fut la diminution de notre vin et de nos poissons qui, presque tous,
avaient été dévorés la veille. Nous
n’avions que pour quatre jours de vin et environ une douzaine
de poissons. Dans quatre jours, nous disions-nous, nous manquerons
de tout et la mort sera inévitable. Quoique tourmentés
par ces affreuses pensées, nous osions encore nous livrer
à l'espérance. Mais
quatre jours de vivres étaient bien peu pour pouvoir changer
notre état. La chance était resserrée dans
des bornes trop étroites, nous présumions d’après
les différents vents qui avaient régné que
nous étions assez éloignés de la côte,
dans des passages où ne passent presque jamais les navires.
Nous n’avions qu'un seul espoir, qui était celui qu'on
enverrait des bâtiments à notre recherche. Le départ
de ces navires ne pouvait avoir lieu après l'arrivée
du gouverneur au Sénégal.
SEPTIÈME JOURNÉE, 11 JUILLET
L'effroi et l'horreur
Il y avait sept jours que nous étions abandonnés et
nous étions persuadés qu'au cas que les embarcations
n'eussent pas fait côté, il leur fallait au moins trois
ou quatre jours pour se rendre à Saint Louis. Il fallait
ensuite le temps d'expédier des navires, et à ces
navires le temps de nous trouver. Il fut résolu qu’on
tiendrait le plus long temps possible.
Dans le courant de la journée, deux militaires s’est
glissés derrière la seule barrique de vin qui nous
restât, ils l'avaient percée et buvaient avec un chalumeau.
Nous avions tous juré que celui qui emploierait de semblables
moyens serait puni de mort. Cette loi qui avait été
approuvée par tout le monde fut de suite mise en vigueur:
ces deux hommes furent jetés à la mer.
Nous ne restâmes plus que vingt huit. Sur ce nombre, nous
étions quinze seulement susceptibles de soutenir encore quelques
jours. Tous les autres étaient couverts de larges plaies
et avaient entièrement perdu la raison. Un seul fil les tenait
encore à la vie, et ils avaient comme nous des rations. Quoique
à la veille de succomber, ils pouvaient encore consommer
au moins avant leur mort une quarantaine de bouteilles de vin et
40 bouteilles de vin étaient pour nous un objet très
précieux. On tint conseil. Les mettre à la demie ration,
c’était précipiter leur mort de quelques instants,
ne pas leur donner de vivre eut été encore plus cruel.
Enfin, après de longues délibérations, on décida
qu'on les jetterait à la mer. Ce moyen barbare nous répugnait,
mais il nous procurait six jours de vivre à trois quarts
de vin par jour. Cette quantité était susceptible
de soutenir nos forces et, doués de courage, nous pouvions
lutter jusqu'au dernier moment.
Les délibérations prises, qui osera porter la main
sur ces malheureux qui avaient partagé tous nos dangers et
qui, lorsque nous les condamnions à être précipités
dans la mer, nous tendaient les mains et nous appelaient leurs frères?
Cruel spectacle, comment pûmes-nous le soutenir? L'habitude
de voir sans cesse la mort prête à fondre sur nos têtes,
le désespoir, tout avait endurci nos cœurs. Maintenant
que, dans le silence du cabinet, je me retrace ces affreuses circonstances,
j'en frémis d'horreur et j'ai pour moi même un sentiment
d'indignation. Trois matelots et un soldat se chargèrent
de cette cruelle exécution, nous détournâmes
les yeux de cet affreux spectacle, et nous versâmes des larmes
amères sur le sort de ces infortunés. Malheureuses
victimes, plusieurs d'entre-vous nous adressèrent en vain
leurs prières, nos barbares oreilles furent sourdes à
vos cris, vous fûtes inhumainement sacrifiées.
Cette horrible exécution sauva les quinze qui restèrent.
Car lorsque nous fumes joints par le brick l'Argus, il
ne nous restait qu'un repas de vin et était le cinquième
jour après ce cruel événement. Ceux qui avaient
été jetés à la mer n’étaient
pas susceptibles de résister plus de quarante huit heures
et, les conservant sur le Radeau, nous eussions manqué de
vivre deux jours avant d’être rencontrés. Faibles
comme nous étions, nous eussions tous succombés, car
ce qui nous donna un peu plus de force fut la plus grande quantité
de vin que nous prenions par jour après avoir sacrifié
ces treize malheureux. Nous en buvions chacun une bouteille en quatre
distributions.
Après cette catastrophe, nous jetâmes toutes les armes
à la mer, elles nous inspiraient de l'effroi et une horreur
dont nous n’étions pas maîtres.
Nous mimes les barriques vides, des morceaux de bois et de linge
sur les côtés de notre parquet pour briser la force
de la vague et pouvoir reposer un peu plus commodément. Nous
fîmes tous serment de mourir les uns prés des autres.
Nous avions encore cinq journées à passer sur le Radeau,
ces cinq journées furent les plus terribles de notre traversée.
Les caractères étaient singulièrement aigris,
à un point tel que, lorsque étendus, nous cherchions
à oublier dans les bras du sommeil les peines cruelles que
nous endurions, les pieds de quelques-uns de nous foulaient inhumainement
les membres déchirés de leurs infortunés voisins.
On ne voyait partout que l’égoïsme le plus froid
et le plus barbare et nous demandions tous à grands cris
que la mort vint terminer de si cruelles souffrances.
Un soleil, rendu plus ardent encore par une absence totale de vent,
dardait sur nos têtes ses rayons embrasés. Une soif
ardente nous dévorait, elle fut telle que nos lèvres
desséchées recherchèrent avec avidité
de l'urine qu'on faisait froidir dans des petits vases de fer blanc.
Nos bouches brûlantes cherchaient encore à se désaltérer
dans l'eau de la mer. Ces moyens diminuaient pour un instant la
soif terrible qui nous obsédait, mais un instant parés,
elle devenait encore plus vive. Les seuls instants qui nous faisaient
éprouver quelques jouissances étaient ceux où
l'on distribuait le vin. Nous trempions dans l'eau salée
un morceau de viande desséchée, nous terminions très
promptement ce repas. Nous conservions avec un soin extrême
notre quart de vin et pendant longtemps, à l'aide d'un chalumeau,
nous desséchions le vase qui le contenait.
DE LA HUITIÈME A LA DOUZIÈME JOURNÉE, 12-16 JUILLET
"Nous méprisions tellement la vie..."
Trois jours se passèrent ainsi dans les angoisses les plus
terribles, nous méprisons tellement la vie que plusieurs
d’entre-nous se sont baignés au milieu des requins
et des rémoras. Nous nous trouvions ne plus avoir de vin
que pour trois ou quatre repas.
Nous nous decidâmes, huit des plus déterminés,
à essayer de gagner la terre sur une machine après
la qu’elles nous nous mimes à travailler aussitôt.
Nous nous estimions alors assez près de terre et nous étions
d'ailleurs résolus à terminer le plus promptement
une existence qui nous était devenus à charge. Il
n’est pas douteux que nous fussions péri dans cette
expédition.
Le soir, 16 juillet, la machine était installée.
C’était une forte jumelle sur laquelle nous avions
fixé un petit mat et une voile au tiers antérieur
à peu prés. Des planches placées au travers
étaient destinées à l’empêcher
de chavirer. Dés qu’elles fut terminée, il fallut
monter dessus pour l’essayer, ce que nous fîmes à
l'instant même. Un matelot, voulant passer de l'avant à
l’arrière, fut gêné par le mat, et il
posa le pied sur l'extrémité de l'une des planches
transversales. Le poids de son corps fit renverser notre petit navire.
Cet accident nous découragea, il fut résolu que nous
expirerions tous sur le Radeau. On largua l'amarrage de l'esquif
et il s'en fut en drive.
La nuit vint et nous nous etendîmes pour prendre du repos.
Ses sombres voiles répandaient dans nos coeurs les plus sombres
pensées. Nous étions convaincus qu'il ne restait dans
notre barrique que douze ou quinze bouteilles de vin. Nous commencions
à avoir le dégoût le plus complet pour les chairs
qui jusque là avaient été notre nourriture,
nous ne les regardions même plus qu'avec une espèce
d'effroi, sans doute amené par l'idée d'une mort très
prochaine.
DERNIÈRE JOURNÉE, 17 JUILLET
Espoir et désespoir
Le 17 au matin, le soleil parut, dégagé de tous nuages.
Après avoir adressé nos voeux à l'éternel,
nous partageâmes une partie du vin qui nous restait. Chacun
savourait avec délices la faible portion qui lui était
échue, lorsque le capitaine Dupon, jetant ses regards à
l'horizon, aperçut un navire et nous l'annonça par
un cri de joie. Nous reconnumes que c’était un brick,
mais il était à une très grande distance, nous
ne pouvions distin¬guer que les extrémités de
ses mats. La vue de ce navire répandit parmi nous une joie
difficile à exprimer, chacun de nous croyait son salut presque
certain.
Cependant, des craintes vinrent se mêler à notre bonheur
et le rendaient moins vif, surtout lorsque nos premiers moments
de délire furent tempérés par la réflexion
nous n’avions pas d'abord calculé la distance énorme
qui le séparait de nous et nous commencions à nous
apercevoir que notre Radeau, ayant fort peu d'élévation
au dessus de l'eau, il était impossible de le distinguer
d'aussi loin. Cependant nous fîmes notre possible pour nous
faire remarquer, nous redressâmes des cercles de barrique
et nous fixâmes aux extrémités des mouchoirs
de différentes couleurs. Un homme monta en haut de notre
petit mat et agitait un petit pavillon. Pendant plus d'une demie
heure, l'espérance et la crainte nous agitèrent tour
à tour, les uns croyaient voir grossir le navire et les autres
assuraient que sa bordée le portait au large. Ces derniers
furent les seuls dont les yeux n’étaient pas fascinés
par l'espérance, car le brick disparut enfin.
De la joie la plus vive, nous tombâmes dans l'abattement
le plus complet. Nous n'avions jamais tant désespéré,
notre désespoir avait cependant quelque chose de calme, et
une résignation que l'habitude du danger avait fait naître.
L'aspect de la mort n avait plus rien d'effrayant pour nous. Je
ne pouvais lire dans le fond des coeurs de mes compagnons, mais
souvent j'enviais le sort de ceux qui, terrassés par les
privations, avaient expiré prés de moi. Je les avais
vus décliner peu à peu, perdre ensuite la raison,
se coucher et mourir sans avoir aucune connaissance de la cruelle
situation où ils se trouvaient. Ils mouraient ainsi graduellement,
et cette manière de voir les sombres bords avaient pour moi
quelques charmes. Je me disais : « Lorsque les vivres nous
manqueront tout à fait, je me coucherai et, m'enveloppant
de ma capote, semblable à Socrate, j'attendrai la mort avec
résignation. »
Nous voulûmes chercher quelques consolations dans les bras
du sommeil. La veille, nous avions été dévores
par les feux d'un soleil brûlant. Ce jour-ci, pour fuir la
vivacité de ses rayons, nous dressâmes une tente avec
le grand cacatois de la frégate. Dés qu'elle fut installée,
nous nous couchâmes tous dessous. Nous ne pouvions ainsi apercevoir
ce qui pouvait se passer autour de nous.
Je proposai de tracer un abrégé de nos malheureuses
aventures, de mettre tous nos noms au pied, et de fixer l'écrit
à la partie supérieure du mat. Mon intention était
de faire savoir au gouvernement et à nos familles les souffrances
cruelles qui avaient terminé notre existence, car je crus
que ces détails méritaient d’être connus.
"Nous allons être rendus à la vie"
Après avoir passé deux heures à peu prés
sous notre tente, le maître canonnier de la frégate
voulut aller sur le devant du Radeau et sortit de dessous la tente.
A peine eut-il mis la tête au dehors, qu'il revint précipitamment
vers nous. Sa figure était entièrement décomposée,
la joie se peignait sur tous ses traits, ses bras étaient
tendus vers la mer, il respirait à peine, il fit enfin un
effort pour parler, et tout ce qu'il put dire fut « Nous sommes
sauvés, voilà le brick qui est sur nous ! »
Et il était en effet tout au plus à un tiers de lieue,
ayant toutes ses voiles dehors et gouvernant à venir nous
passer extrêmement près.
Nous sortîmes avec précipitation de dessous la tente.
Ceux que des plaies énormes aux extrémités
inférieures retenaient couchés continuellement depuis
plusieurs jours, se traînèrent jusque sur le devant
du Radeau pour jouir de la vue de ce navire qui venait nous arracher
à une mort certaine. Nous nous embrassions tous, et des larmes
de joie sillonnaient nos joues desséchées. Chacun
se saisit de mouchoirs ou de différentes pièces de
linge et les agitait pour faire des signaux au brick, qui s'approchait
rapidement. Notre joie redoubla lorsque nous aperçûmes
au haut de son mat de misaine un grand pavillon blanc. Dans notre
délire, nous nous écriâmes « Nous allons
être rendus à la vie, et c’est à des Français
que nous devons notre salut ! »
Presque aussitôt, nous reconnumes le brick l'Argus.
Il était alors à deux portées de fusil du Radeau,
nous nous impatientions vivement de ne pas lui voir carguer ses
voiles. Il les amena enfin et nous jetâmes de nouveaux cris
de joie. L'Argus vint se mettre en panne à tribord
à nous, à demie portée de pistolet. Tout l'équipage
de ce navire était rangé sur le bastingage et dans
les hauts-bancs, et des signaux répétés au
moyen de leurs chapeaux et de leurs mains nous annonçaient
la joie qu'ils ressentaient de pouvoir secourir leurs malheureux
compatriotes. On mit un canot à la mer et un officier vint
sur le Radeau, nous nous élançames cinq dedans, on
nous mit à bord du brick, et l'embarcation retourna chercher
les plus malades qui étaient encore sur la machine. En peu
de temps nous nous trouvâmes tous à bord de l'Argus.
Qu'on se présente quinze infortunés presque nus,
tout le corps et le visage couverts de coups de soleil, dix d'entre
nous ne pouvaient se mouvoir et avaient tous les membres dépourvus
d'épiderme, une profonde altération était peinte
sur tous nos visages, nos yeux caves et presque farouches, de longues
barbes nous donnaient encore un air plus hideux. Nous n'étions
plus que les ombres de nous mêmes!
Nous trouvâmes à bord du brick de fort bon bouillon
qu'on avait préparé dés qu'on nous eut aperçus.
On y mêla d'excellent vin et on releva ainsi nos forces prêtes
à s’éteindre. On nous prodigua les soins les
plus attentifs et les plus généreux. Tous les officiers
s'empressaient prés de nous et prévoyaient nos besoins
avec une bonté touchante. Ils venaient de nous arracher à
la mort et, nous enlevant de dessus le Radeau, leurs soins réitérés
activèrent chez nous le feu de la vie.
Nos plaies furent pansées avec soin et, le lendemain, plusieurs
de nous purent se soulever. C’est alors que nous sentîmes
plus vivement toute l'étendue des maux que nous avions soufferts.
Dans les derniers tems de notre séjour sur le Radeau, nous
vivions dans la plus grande indifférence.
La manière dont nous fumes sauvés est vraiment miraculeuse,
le doigt d'une Puissance suprême est marqué d'une manière
frappante dans cet événement si fortuné pour
nous. Le brick l'Argus avait été expédié
du Sénégal pour venir à notre rencontre. Pendant
huit jours il nous chercha inutilement. Croyant enfin que ses recherches
étaient devenues inutiles, il fit voile pour la rade d'où
il avait été expédié, pour y aller annoncer
l'inutilité de ses perquisitions. C’est quand il courait
sa bordée sur le Sénégal que nous l’aperçûmes
le matin. Il n'était plus qu'à 40 lieues de la rade
de Saint Louis, lorsque les vents passèrent au sud ouest.
Le capitaine, comme par une espèce d'inspiration, dit qu'il
fallait revirer de bord : les vents portaient grand largue sur la
frégate, son intention était d'en sauver tous les
objets qu'il aurait pu enlever et même quelques hommes qui
ne voulurent pas s'embarquer au moment de l'évacuation.
Après avoir couru deux heures sur ce bord, les hommes en
vigie au haut des mats annoncèrent un navire. Lorsque le
brick se fut un peu plus rapproché de nous, à l'aide
de lunettes on nous reconnut. Notre rencontre détourna le
capitaine de l'intention qu’il avait d'aller à bord
de la frégate, on dériva de bord et l’on courut
sur la terre.
Le lendemain, à la pointe du jour, on en eut connaissance
et nous la saluâmes par des cris de joie.
Plusieurs d'entre nous furent recueillis au Sénégal
par des négociants français qui eurent pour nous tous
les soins imaginables. Nos malheurs inspiraient sans doute la pitié,
leur générosité fut extrême et ne se
démentit pas un seul instant.
La Relation des évènemens qui se sont passés
sur le Radeau de la Méduse, de Jean-Baptiste Savigny
a été publié dans la NOUVELLE REVUE FRANCAISE,
Avril 2001, n°557, pp. 222 - 255. Illustrations de Lionel Guibout.
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